Entretien réalisé par le Flac – 23 janvier 2009
Entretien réalisé par le flac le 23 janvier 2009.
L’association Le FLAC a été créée à Lyon en 2003 par Caroline Coulomb, Julien Duc-Maugé et Lélia Martin-Lirot. La démarche de ce collectif curatorial se fonde sur la remise en question permanente des conditions de production et de visibilité de l’art.
Le site Internet : www.leflac.fr
Entretien de Laurent Pernel
réalisé par Le FLAC le 23 janvier 2009
Ton travail recouvre des médiums très variés (vidéo, performance, dessin, architecture, design, sculpture…). Peux-tu définir ton rapport à la forme ?
Tout ce qui sous-tend mon travail est en rapport au volume, lié à la sculpture. Même dans le dessin, dans ce que je suis entrain de faire en ce moment, il y a un lien au volume et à l’espace. Je choisis la forme selon les opportunités de travail et les moments.
Ce qui m’a déstabilisé dans l’invitation du FLAC, c’est de réfléchir à une œuvre qui soit faite pour le net. C’est quelque chose que je n’avais jamais abordé et j’y ai répondu par une pirouette : trouver les murs que vous ne pouviez pas m’offrir. Ces murs sont donc des panneaux d’affichage libre. Je pense aussi qu’à ce moment-là, j’avais la volonté de retourner travailler dans l’espace public. Ce sont deux facteurs importants.
Est-ce que cela veut dire que tu réagis souvent à une commande ? Que la forme de ton travail va dépendre, par exemple, de la structure exposante ?
Oui, la structure exposante peut définir un contexte social, architectural, etc, qui fait bien sûr partie des éléments susceptibles de nourrir mon travail.
Parfois ce sont aussi les rencontres qui en définissent le résultat. Quelqu’un qui a un savoir-faire que je n’ai pas, une histoire qui peut me permettre d’élaborer une recherche…
En 2005, j’ai répondu à une invitation au Musée Géo-Charles d’Echirolles. Ce musée rapproche l’art et le sport et à proximité du lieu se trouve l’équipe Picasso, une équipe de football en salle. C’est pas tous les jours qu’on rencontre une équipe de foot qui s’appelle Picasso ! C’est devenu une occasion à saisir.
Si je reprends l’histoire de la façade que j’ai réalisé pour la Galerie Tator, c’est réellement le bâtiment qui m’a parlé. A la fois par son architecture, un bâtiment étroit et haut, et par sa localisation dans la ville, rue d’Anvers, ce qui m’a renvoyé à la Belgique où les habitations sont également étroites et hautes.
Ou encore, pour une série de dessins que j’ai réalisé récemment au pyrograveur, c’est ma rencontre avec un ferrailleur qui m’a permis de jouer avec de vraies voitures et de les écraser comme je voulais. La rencontre participe à la création de la forme.
Mais ce côté anecdotique, tu te permets aussi de l’abandonner ?
Oui, c’est un prétexte de départ pour avancer. Ce moment-là est sous-jacent. Si le public ne le voit pas, ce n’est pas grave, je peux l’évoquer par exemple comme maintenant, dans une discussion autour du travail. C’est comme des enfants qui se fixent une règle du jeu « tu feras le voleur, et moi le gendarme », et même si ça se finit par un foot… Tout ça me permet au moins de mettre en route la machine.
N’y a-t-il pas toujours un rapport à la performance dans ta production ?
Ce n’est pas quelque chose que je mets en avant. Dans aucun de mes textes ou de mes entretiens, je ne parle de mes réalisations en tant que performances. Pour moi, la performance, au sens artistique du terme, est trop datée, inscrite dans une histoire. Une performance, c’est parfois filmé, documenté, et il peut y avoir une invitation faite au spectateur. Si ça n’est pas documenté, il y a au moins un spectateur. Quand j’ai réalisé des actions dans l’espace public, avec le sprint ou le vélo, la présence du spectateur était plutôt fortuite. C’est une action, à un moment donné dans la ville et la volonté de rendre ça visible a fait que je l’ai filmé, c’est tout.
C’est vrai que dans les processus que je mets en place, il y a souvent performance physique. Aux subsistances, je me suis fait enfermer pendant cinq jours dans l’atelier de Sylvie Barré et je l’ai rempli avec quatre kilomètres de bandes de chantier. Et ça je peux vous assurer que c’est vraiment une performance physique ! Monter, descendre, scotcher, tisser l’espace. Quand j’ai recouvert mon C15 avec 5000 post-it, on était quatre personnes, il y avait un temps d’élaboration très long, avec des gestes répétitifs. La répétition du geste construit les choses, c’est la façon dont l’œuvre naît, la question du travail. C’est comme la Taylorisation, tu passes tes huit heures à l’usine. Sauf que je ne crée pas un produit, je crée à voir.
J’ai besoin de passer par une phase physique pour faire naître le travail. Mais l’action peut être très légère. Je suis entrain de réaliser un décor pour La Halle à Pont en Royans, pour lequel j’ai décidé de réaliser cinq cent arbres. Produire cinq cent arbres en carton, ce n’est pas une performance artistique, il n’est pas question de filmer l’action, mais c’est un travail de petites mains.
Ça se rapproche du rapport au volume que tu évoquais.
Oui, d’ailleurs j’ai réalisé une vidéo, il y a très longtemps, que j’avais appelé « fait main ». Mais il m’arrive de travailler avec des artisans. Pour moi une œuvre ne ressort pas du fait que l’artiste l’ait faite lui-même. César ne pliait pas lui-même ses tôles, Rodin ne coulait pas lui-même ses bronzes. Ce sont l’idée et le processus qui définissent l’auteur du travail.
Pour autant, les idées ne se suffisent pas à elles-mêmes. Pour l’exposition Game Over, on s’était posé la question de la nécessité d’aller sur le terrain pour installer les affiches. Est-ce qu’une simulation photo n’aurait pas suffi ?
Le passage à l’action est nécessaire, sinon j’ai l’impression que l’oeuvre n’existe pas. Il y a un texte de Michel Leiris que j’aime beaucoup, dans l’introduction de L’âge d’homme. Il fait un parallèle entre l’idée qu’un écrivain puisse se mettre en danger au travers de son écriture et quelqu’un qui fait de la tauromachie. Comment un artiste, toutes proportions gardées, peut faire une expérience du danger pour assumer un travail.
Pour Game over, j’ai dû douter deux minutes sur le fait d’aller au charbon. Rentrer dans l’espace public pour coller des affiches dont les contenus peuvent susciter un débat, mais au moins assumer le fait qu’elles soient là. Pour moi, l’art est une expérience de vie, c’est « faire ».
J’ai l’impression de bien cerner « l’avant », ce que tu mets en place. Il y a le Laurent qui réfléchit, va au charbon, travaille sur quelque chose… Mais sur l’après œuvre ? Tu parlais de susciter un débat, as-tu un message, t’attends-tu à une réaction du public ?
Avoir un message, non. Ça supposerait que j’ai des choses très intéressantes à dire. Dans mes pièces, je pose plus de questions que je n’apporte de réponses. C’est plutôt comme du poil à gratter, un pas de côté. Ce qui fait que parfois une situation classique devient étrange. Je crois que c’est le travail de tout artiste.
Proposer une vue différente de la même chose pour la re-questionner. C’est comme ça que tu définirais une posture d’artiste, un engagement ?
Oui, mais comme dans la vie en général, l’artiste dans sa vie de citoyen, en réaction à une situation, à un contexte économique, social… Je n’ai pas choisi d’avoir une production artistique pour faire « du bel ouvrage », même si la question esthétique dans mon travail est toujours là. L’art pour l’art ne m’intéresse pas. Pour moi, l’engagement consiste à porter un regard ou assumer une posture sur quelque chose qui se passe.
Par exemple, quand j’ai fait la pièce à la BF15, c’était peu de temps après les élections en 2006, il y avait d’une certaine manière un positionnement par rapport aux résultats. D’ailleurs au départ, ça a plutôt brouillé toutes mes réflexions, ma pièce était trop littérale. C’est parfois un danger de trop coller à l’actualité, il faut pouvoir amener un recul nécessaire.
En tant qu’artiste, tu t’imposes ce recul ?
Je me l’impose, mais je débats beaucoup avec moi-même. Il peut y avoir des moments de friction entre mes différentes postures, le citoyen, l’homme dans la ville et l’artiste. C’est parfois troublant d’avoir une réflexion en tant que Laurent Pernel avec mon numéro de sécurité sociale, et puis Laurent Pernel, en tant qu’artiste, avec mon numéro de SIRET. Ça peut paraître schizophrène, mais c’est toute la complexité de l’être humain, de pouvoir être contradictoire. Ça me souffle quand les gens arrivent à avoir un avis définitif et tranché sur les choses. Il y a tant de considérations à prendre dans les faits que ça se passe dans un entre-deux, dans une fourchette.
C’est peut-être pour ça que tes pièces mettent en place un principe expérimental très simple, dans un contexte défini, souvent urbain, ou celui de la galerie. Ce principe est disposé de telle sorte qu’il ouvre à plusieurs champs. Chacun peut y trouver un questionnement, une ambiguïté.
Mais cette simplicité n’est pas simple à avoir. C’est comme en sculpture, on fait le choix d’enlever de la manière ou d’en rajouter. Je suis plutôt du côté de ceux qui en enlèvent. Partir d’un bloc et élaguer. Le début de mes projets est souvent très compliqué, une petite musique lancinante et je vis avec ça. Puis, au fur et à mesure, je sors la hache et j’enlève de la matière pour trouver le juste, l’équilibre.
Alors, si on te proposait un lieu vide, neutre, qu’est-ce qui se passerait ? Une grotte par exemple ?
Je ferais peut-être un trou. Un trou à ma taille, même si ça ne résoudrait pas grand-chose à propos de ma dualité d’artiste et de citoyen ! Par exemple il y a plein de pièces que je ne m’autorise pas, notamment car elles ne me semblent pas avoir de résonance politique. Même si, en tant que spectateur, je considère que ça pourrait fonctionner. Cette dualité n’est pas à part égale. Il y a des jours où je suis complètement artiste, et justement pour pouvoir l’être, des jours où j’ai besoin de redevenir le Laurent « normal », besoin de regarder une merde à la télé et de débrancher mon cerveau. Je crois que c’est mon équilibre.
Revenons-en à l’exposition Game over, justement à propos de la posture de l’artiste. On voit émerger beaucoup de gestes dans la ville diffusés sur Internet. Des délires accompagnés d’une musique attrayante, qui ne sont pas réalisés par des artistes. On pourrait parler de « format youtube ». En regardant tes images, il m’a semblé qu’elles étaient étrangement silencieuses, c’est peut-être dans cette brèche que ça se situe.
Oui, au départ j’avais pensé à mettre une bande son. Mais je me suis vite rendu compte que le silence, qui a sa propre temporalité, nous amène à lire. Je voulais justement instaurer ce calme. Sur youtube, on a tout le temps un côté jingle, clip. Ce qui est différent ici, c’est aussi que l’action n’est pas filmée. On ne me voit pas et les lieux sont assez vides.
Tu as donc choisi la photographie pour rendre compte de cet accrochage dans l’espace public. Et tu donnes à voir plusieurs images et plusieurs points de vue pour chaque lieu. Quel rôle donnes-tu à la répétition ?
Le texte qui est donné à lire au fur et à mesure a une force et une présence, mais il est aussi un prétexte à donner à voir du paysage. Comme quand on se déplace dans la rue, de l’ensemble des bâtiments aux détails, quand on s’approche. Dans les vues très larges, on a le décor mais sans la lecture, puis ce rapport s’inverse. Au début je pensais être très minimal, très austère.
Mais je voulais « ne pas donner à voir » tout de suite, laisser le temps aux choses d’arriver, échouer dessus. Game over c’est aussi « le jeu, et tu perds ». Dans ce cas précis, on arrive sur un message qui est soit violent, soit grossier, ou très poétique, mais on l’obtient en deuxième effet. Je voulais priver de l’information, justement en opposition à l’habitude Internet qui fait qu’en un coup de clic, tu obtiens le résultat. Imposer un temps est ce qui sous-tend ce travail.
Ces phrases en elles-mêmes ne sont finalement pas plus importante que le fait qu’elles soient installées dans un espace public. La série s’avère très importante. La phrase résonne car elle est transposée de son contexte d’origine vers un autre décor.
C’est comme au théâtre. Je donne à voir le décor de l’institution, en quelque sorte. Le rideau s’ouvre sur la scène et c’est rare que ça se mette à parler tout de suite.
Tu avais collecté beaucoup de phrases au départ, pourquoi avoir sélectionné celles-ci ?
Le choix s’est fait assez simplement. Certaines étaient peut-être trop « bêtes et méchantes ». Celles-ci ont une forme de construction, un rythme. Par exemple, « l’été dernier j’étais avec ta sœur, je faisais l’acteur », elle est magnifique. Remise dans le contexte du stade, ça s’avère assez vulgaire : « j’ai baisé ta sœur ». Alors que là, ça ressemble à un langage châtié du XVIIIème siècle. D’autres sont plus dures, plus raides. La façon dont j’ai numéroté l’ordre d’apparition des affiches tient compte de ça aussi : ne pas donner frontalement des choses en rapport avec le foot, mais arriver progressivement à ce qu’on devine la provenance de ces phrases.
En ce qui concerne le nombre, c’était très primaire : je voulais faire dix phrases. 10 c’est le chiffre fétiche de Maradona. Le numéro 10, c’est aussi le pivot au basket, celui qui distribue, le chef d’orchestre. Je m’étais simplement mis une règle du jeu. Et puis la dernière phrase avait un format intéressant, mais elle s’est avérée un peu boiteuse, alors j’en suis resté à 9.
Comment considères-tu les images de Game over ? Comme le résultat d’une action, donc avec un statut documentaire, ou comme œuvre à part entière ?
Je m’autorise différents statuts. Pour l’exposition du FLAC, c’est cette forme qui m’a semblé cohérente. Mais dans un autre contexte, ça aurait pu être un seul grand tirage photographique des neuf affiches.
Ici, je documente une intervention qui de toute façon est éphémère. Certaines des affiches étaient déjà recouvertes par des images de cirque le soir même.
Ca n’a rien à voir avec les photos de Bernd et Hilla Becher, qui font vraiment de la photographie. Moi j’enregistre une action qui s’est faite, puis la façon dont ça apparaît donne le statut à l’image.
Pour cette série, je ne me voyais pas gérer en même temps le collage des affiches et la prise de vues. C’est donc ma compagne qui a réalisé les photographies. Mais elle ne revendique pas ça comme un travail qui lui appartiendrait. Elle a été « embauchée » pour faire les photos.
Ça forme un tout : l’idée, l’action, le collage et la prise de vue. Il n’y a pas de hiérarchie.
Souvent dans mon travail, ce qui reste de ce tout c’est quelques images, comme pour la façade chez Tator par exemple. Je n’ai pas de pièces finalement. Mis à part des dessins, et quelques photos, je n’ai pas de pièces tangibles, pas de stock.
C’est étonnant car au début de l’entretien tu annonces que ton questionnement tourne autour du volume.
Ça fait partie de la réflexion, cette question vient de loin. Quand j’ai fait mes études d’architecture, ça me semblait une lourde charge d’envisager que chaque coup de crayon soit susceptible d’exister pour au moins 50 ans. Du coup, tu produis quelque chose que les gens vont devoir supporter un paquet d’années. Si ça se trouve je ne suis pas assez sûr de moi !
En fin de compte, je pense que le manque réactive le rêve. Si tu vois quelque chose qui est amené à disparaître, tu n’as pas le temps de t’en lasser. J’en suis venu à appliquer ce principe au niveau artistique. Mais il s’agit aussi de contingences spatiales, il faut stocker et qu’arrivera-t-il si je ne vends pas ? Je n’avais pas envie de gérer ça.
J’aime bien que les choses disparaissent. C’est une philosophie bouddhiste. Tout doit disparaître, nous aussi. Comme en architecture asiatique, les temples sont détruits tous les dix ou vingt ans et sont reconstruits quelques mètres plus loin. Je trouve ça très bien.
Je ne passerais peut-être pas ma vie à faire des choses éphémères, ça dépendra du contexte.
Je n’ai jamais rien vendu en tant qu’artiste, par exemple. A côté de ça, je suis invité à faire des choses avec des financements, c’est aussi une forme d’achat. En ce qui concerne Game over, il s’agit peut-être d’une fausse disparition : sur internet on peut tout stocker. Mais ça n’est qu’une indexation, encore une fois la matière et le volume n’existent pas sur le net. On n’a pas de relation physique à l’objet mais ça renvoie au monde.
La façade de Tator est l’une des pièces que j’ai eu le plus de mal à faire disparaître.
En 2006 à la BF15, c’était deux mois après les élections. Je me suis baladé sur des sites internet et je suis tombé sur celui du ministère de la culture, qui donne à voir le salon Saint Jérôme, grâce à une caméra posée au plafond. Et il se trouve qu’il a à peu près les mêmes proportions que la BF15. Les façades vitrées de la BF15 correspondent aussi aux façades du salon qui donnent sur les jardins du ministère. J’ai repris et redessiné toutes les dorures et je les ai reproduites à la BF15 en couverture de survie. Comme la galerie était en travaux, il y avait un contraste entre ces fausses dorures et un état de chantier. De l’extérieur, certains passants ont cru qu’il s’agissait de vraies décorations. L’esthétique est importante dans mon travail, même si en fait c’est collé avec du scotch. On n’a pas abordé cette question, mais le leurre est l’un de mes outils de prédilections.
Le choix de la couverture de survie n’était pas innocent non plus. Le monde de la culture est en état de survie, en condition précaire. J’avais envie d’emmurer tout ça. A l’heure actuelle, ça existe toujours, mais derrière le placoplâtre. Ça n’a pas disparu mais ça n’est pas non plus visible. Un jour, il y a peut-être des types qui vont casser les murs et retomber là-dessus. Ça aura certainement vieilli, jauni. C’est faire un travail sur le temps, créer une forme d’archéologie de façon consciente.