Faire écran
Faire écran – Florence Meyssonnier
Faire écran
Alors que les espaces virtuels ont amplifié les possibilités de circulation en augmentant notre environnement de multiples entrées et points de fuite, l’approche des artistes s’apparenterait aujourd’hui davantage à une navigation sur des territoires aux frontières floues, qu’à un itinéraire.
Laurent Pernel fait parti de ceux pour qui le déplacement est devenu tout autant un mode de pensée que d’intervention. Car le virtuel ne nous abîme pas seulement dans des mondes irréels. Son essor a également cultivé en nous une conscience des possibles et une pratique du montage en temps réel à partir d’un ensemble d’éléments, d’une data base, au sein de laquelle nous sommes devenus récepteurs et producteurs, c’est-à-dire usagers. Dans une attitude fondamentalement pragmatique de nombreux artistes comme Laurent Pernel considèrent ainsi la création comme une formulation d’interfaces exploitant des données et en créant d’autres. Et dans cet enchaînement, l’oeuvre serait une mutation, un acte de transformation qui donnerait une plasticité à l’usage.
Cette posture de transformateur, Laurent Pernel l’affirme dans celle d’un fabricateur qui ne serait volontairement pas loin de celle du bricoleur, souhaitant par-là contredire le «produire» par le «faire».
Ses interventions développent ainsi une cinéplastique_ de l’ordinaire et le positionne comme un élément «actif» dans l’existant, en performant la posture du travailleur comme celle du sportif. Qu’il endosse un bleu de travail ou qu’il rejoue les figures du postier, du footballeur, du coureur ou encore du cycliste_, la fonction choisie est secondaire. Ces «gestes déplacés» de leur contexte, opèrent à chaque fois sur un mode humoristique, un décalage nécessaire pour être une interférence signifiante et créer un territoire d’énonciation singulier dans l’espace du commun.
Si Laurent Pernel confond ainsi la posture de l’artiste à celle du travailleur ou du sportif, c’est que toutes créent des zones d’«effectivité» dans le réel, générant de possibles expériences de transformation et de positionnement.
En 2001, il met en circulation le T.U.B.(Tout Un Bazar). Cette camionnette formée par l’assemblage de différentes parties en bois et polycarbonate se démonte et remonte au grès des monstrations publiques. Mais qu’elle soit présentée dans un centre d’art (Creux de l’Enfer à Thiers, CAC de Brétigny sur Orges, Magasin CNAC de Grenoble…) ou sur le marché d’Etaples sur Mer (comme stand de cartes postales singularisant les aspects les plus ordinaires d’une agglomération), cette carcasse qui vient s’inscrire dans un espace public a moins de valeur en tant qu’objet qu’en tant que geste partagé. La dimension de véhicule du TUB est tout autant métaphorique que réelle, et en cela représentative du travail de Laurent Pernel. Lorsqu’il installe le précaire engin dans Creux de l’enfer en 2002, il montre également les tee-shirts des personnes qui ont participé à sa construction, aux côtés des vidéos du montage. Véhiculant son propre mode de production, le TUB transporte avec lui les signes du principe actif qui traverse toute l’oeuvre de l’artiste et opère à la lisière du monde de l’art et du non art. Ses infiltrations portent toujours en elles l’expérience comme motif essentiel de l’entreprise, au point de confondre pratiques sociales et artistiques. Les considérant à égal comme des territoires spécifiques de subjectivation et d’énonciation, dans lesquels centres et périphéries s’alimentent, elles sont des points de jonction entre soi et le monde, entre soi et l’autre : des interfaces.
Pour Mise au vert lors de sa résidence à la Caserne de Pontoise, habillé d’un bleu de travail, il filme ses introductions de plantes vertes en papier crépon ou de tissu de camouflage simulant les rampes de lierre, dans l’espace collectif (bureau, cours, rue…). L’interruption du réel par glissement d’un corps étranger semble encore une fois plus importante que l’objet introduit, dont la dimension factice le positionne toujours comme un prétexte. Faire écran reste à chaque fois plus important que l’écran lui-même.
Laurent Pernel se concentre ainsi sur la fabrique, davantage comme lieu d’une créativité possible que d’une création finie, et rejoint encore ici de nombreux artistes de sa génération, ruinant les prétentions démiurgiques et les boulimies du marché. Pour lui, la création viendrait, comme le souligne Michel de Certeau, « de plus loin que ses auteurs, sujets supposés, et déborde de leurs oeuvres, objets dont la clôture est fictive»_. Chaque pièce serait un prétexte pour négocier la réalité, pour en prélever différents aspects et les transporter dans un milieu de socialité existant (le milieu de l’art en est un au même titre que celui du travail ou de l’espace urbain) afin que ce motif soit aussi les notre. Son oeuvre ne fait pourtant pas office de point de ralliement à la manière d’un monument, mais au contraire, son caractère éphémère l’inscrit dans une anti-monumentalité assumée. Cet ancien étudiant d’architecture ne nous invite pas à partager un bien mais à entreprendre ses chantiers, comme ces épais écrans de rubalise (Fin de Chantier au Subsistances et à la Zoo galerie en 2002) qu’il tisse pendant plusieurs jours, puis qu’il taille finalement sous le regard de ses invités d’un soir. Et ici comme souvent, en dehors des traces iconographiques, peu d’éléments subsistent d’une exposition de Laurent Pernel. Chacune est en soi une performance, longuement mûrie dans un «faire» laborieux, parce que la fabrication n’est pas pour l’artiste une simple étape permettant à l’oeuvre d’exister mais elle en est la raison d’être. Comme l’appétit vient en mangeant, l’oeuvre vient en oeuvrant. A partir d’un contexte, d’une matière historique, sociale, architecturale, médiatique, politique ou personnelle, il met ainsi en place des régimes d’activités pour toutes ses réalisations, qui sur leurs ruines en feront naître de nouveaux. Au fur et à mesure des invitations qui lui sont faites, se constitue alors une chambre d’échos de réalités hybridées, moteurs et motifs d’expériences.
J’hybride, est justement le titre que l’artiste donne en 2007 à une rencontre improbable, lors de l’exposition ANATOPIES, les lieux décalés au LAIT_. L’univers maritime qui marque sa vie personnelle et le contexte Albigeois se voient réunis en un étrange navire. Super Tanker Ste Cécile est à la fois une contraction textuelle et une hybridation réelle entre la cathédrale Sainte Cécile d’Albi (dénommée «le navire»), et un porte conteneur de la Compagnie Générale Maritime (CGM). Le monument vient prendre place sur la coque du bateau, à l’endroit même appelé «la cathédrale», alors que le bateau vient former la nef de l’édifice.
L’imposante sculpture rejoint la position du navire, perdu dans l’immensité du monde dés lors que l’artiste la place sur le Tarn, au pied d’une pile du pont neuf qui jouxte le centre d’art. De ces jeux d’associations ne reste qu’un décor fragmentaire et des indices qui signalent au visiteur le théâtre des d’opérations. Les hybridations de Laurent Pernel déconstruisent et reconstruisent des édifices toujours fragiles. Elles sont à prendre comme des actes linguistiques et rappellent ce que Gordon Matta-Clark disait à propos de son propre acte de déconstruction : « cela équivaut à jongler avec la syntaxe ou à désintégrer quelques séquences (…); elle a le pouvoir de désorienter malgré son utilisation d’un système clair et précis»_. Bien que ces œuvres soient traversées par des filtres de lecture et des modalités d’actions propres à Laurent Pernel, elles ne sont pas « autoritaires » précise l’artiste, « mais elles déroulent un décor que chacun peut s’approprier ».
Si Laurent Pernel pense finalement l’œuvre comme un espace d’écriture hétérogène, multiple et transitoire, il est alors assez opportun de rapprocher son mode opératoire au traitement de l’image numérique. A partir des données, il choisit la trame de fond de ses opérations, la balise, la remplit, puis fait glisser les registres de formes et de sens comme des calques. En 2007, il investit l’espace d’art La BF15, alors en travaux, par une interlude qu’il intitule ECRAN TOTAL et une oeuvre au titre significatif : Copier/coller. Se joue encore ici une intervention qui est à la fois de l’ordre de la reproduction de données et de leur déplacement. Dans un contexte de campagne présidentielle, l’artiste entreprend de projeter sur les murs du lieu, les tracés des dorures de l’un des Salons d’Honneur du ministère (le Salon Saint-Jérôme) et de leur donner consistance par des bandes isothermiques de couverture de survie. L’importation vient insérer dans la mémoire des lieux cette fragile membrane dorée, entre l’avant et l’après, entre le mur d’origine et le placo. Mais l’historique de cette stratification n’est encore visible dans son ensemble que dans l’iconographie publiée sur des sites ou autres éditions.
Tout contexte est ainsi pour Laurent Pernel une sorte de document ouvert, une zone d’opérations dans laquelle toute donnée existante, ajoutée, occultée ou transformée construirait une plasticité signifiante et partagée.
En visionnant ses premières productions d’images vidéos, nous prenons déjà conscience du mode opératoire quedéveloppera ensuite Laurent Pernel dans d’imposantes interventions.
Entre 1999 et 2000, l’artiste réalise de courtes vidéos intitulées Fait main. A travers un médium qui revendique une certaine spontanéité et transparence, Laurent Pernel désigne la fabrique de l’artefact dans une série d’opérations plastiques réalisées sur une surface vitrée qu’il interpose entre la caméra et le monde. Cet écran généralement monté sur pieds tel un chevalet, n’est pas le voile albertien censé reproduire le monde, mais un écran disponible à un possible (re)faire monde. Il lui permet d’intervenir en direct sur le réel par une sorte de « photoshop » artisanal. Muni de marqueurs, feutres, scotchs, il suit les lignes d’horizon et d’architecture, remplit des surfaces, occulte, colle et importe des images du hors champ par des jeux de miroirs.
Bien qu’elle reprenne les procédés de création de l’image numérique, la pratique de Laurent Pernel cultive pourtant une approche «low tech» ou « low made », qui prend à rebours les interfaces high-tech qui ont envahi notre quotidien pour mieux le qualifier. Ces petites vidéos contiennent en elles l’approche de l’artiste : elles infiltrent entre nous et le monde un écran qui ne le désigne pas mais le trouble, le complexifie pour signaler, sans rien en dire, un espace possible.
L’une de ses récentes expositions, l’image des choses à la Halle de Pont-en-Royans, aboutit ce travail de dé-construction / re-construction que l’artiste mène depuis plusieurs années. Mais il semble que l’imaginaire en soit devenu plus clairement le moteur. Sans nul doute, les expériences initiales du contexte environnant (marqué par de vertigineux massifs montagneux) et d’une rencontre (avec un grimpeur professionnel) n’y furent encore pas pour rien. Elles firent grandir chez lui sa propension à l’expédition réelle et imaginaire qu’il manifestait déjà dans les hybridations de l’exposition ANATOPIES. A cette occasion il présentait également Face à Face, une vidéo dans laquelle des personnages semblent absorbés par le paysage marin devant eux tout comme par un imaginaire qui les transporte et qu’ils transportent sous ces coiffes surmontées d’un navire ou d’un tricorne. Ce n’est pas un hasard s’il revient pour l’image des choses à la réalisation d’un film. Ce médium lui permet de juxtaposer par montage, l’expérience de l’expédition réelle et fictive, mais surtout de reconstituer le trouble qui anime celui qui défie ses rêves comme des montagnes. Ici l’expérience de l’artiste rejoint la performance du grimpeur et les aventures des héros de son enfance. Pour rejouer l’espace de la conquête, il se replonge dans les lectures fantastiques (Alice au Pays des Merveilles, Robinson Crusoé…). Et à nouveau, dans de fastidieux découpages il déploie du sol au plafond, ses relevés du contexte (végétation, maisons suspendues, arbres…) qu’il maquette et compose comme un tableau aux couleurs vives. Le hamac qui est suspendu dans ce décor, le rend autant énigmatique qu’accueillant. Mais dans les deux salles suivantes, le paysage s’obscurcit et se renverse. La forêt retourne sur nos têtes ses multiples petits arbres en carton et les transforme en stalactites menaçantes. Nous progressons ainsi dans un paysage se faisant de plus en plus psychologique et onirique, jusqu’au film qui clôture la visite, Plane your escape. Son montage enchaîne des scènes filmées dans le paysage réel et dans celui reconstitué à l’intérieur du centre d’art. Autour de son acteur principal (le grimpeur), il n’est mobilisé par aucune trame narrative en dehors de celle annoncée par le titre. Mais l’échappée, trop fragmentée, s’épuise dans son échafaudage. Le film tente d’entreprendre un sujet mais à l’image du grimpeur immobilisé dans le filet du hamac, il reste prisonnier de ses illusions.
Comme des châteaux de sable, les impossibles édifices de Laurent Pernel renvoient constamment dos à dos goût du défi et aveu d’impuissance. Davantage zone d’activité qu’objet, chaque œuvre fait écran, posant face à nous une présence matérielle menacée par son inévitable disparition. Traversée par la virtualité, elle reste l’incipit d’un récit toujours ajourné. To be continued….
Florence Meyssonnier
juin 2009
1 Terminologie empruntée à Élie Faure et développée par Thierry Davila, notamment dans Marcher, créer. Déplacements, flâneries, dérives dans l’art de la fin du xxe siècle, Paris, éd. Regard, 2003._
2 L’ensemble des interventions intérieures et extérieures de Laurent Pernel sont archivées sur son site www.pernel.net_
3 Michel de Certeau, La culture au pluriel, Paris, Points essais, p. 11.
4 Laboratoire Artistique International du Tarn_.
5 Gordon Matta-Clark, SPLITTING (The Humphrey Street Building), entrevue réalisée par Liza Bear; Avalanche, décembre 1974, p. 36_