Laurent Pernel : Brûler jusqu’à la consomption (Brûler/Figurer)
Laurent Pernel : Brûler jusqu’à la consomption (Brûler/Figurer)
Corinne Rondeau
Texte publié en avril 2011 lors de l’exposition Burn out à la Galerie Houg – Lyon
Burn out —
Laurent Pernel : Brûler jusqu’à la consomption (Brûler/Figurer)
Arrêts du regard sur des silhouettes accidentées issues de la construction : voitures, façades d’immeubles, pylônes. Formes pleines de ressemblance qui si elles n’apparaissent pas accidentées ont la marque symbolique de la tragédie : drapeau, territoire, empreinte digitale, cerveau, bombe. Seul un être naturel rôde étrangement, le taureau. Moins forme que force intériorisée mimant la violence suspendue des accidents.
Impacts plus que conflits. S’il y a tension c’est entre l’animal prisonnier d’une sorte d’observation inerte et des carcasses de voitures éventrées, enchevêtrées, déchirées et brûlées ; c’est entre la série des bombes qui tracent en diagonale et de haut en bas la toute puissance de leur déflagration à venir sur le pan entier d’une cimaise et les façades qui ont absorbé le souffle, ébranlant leurs armatures jusque dans les profondeurs des fondations. Ces tensions ne sont pas simple intention formelle, jeu binaire de la forme et de sa défiguration, du construit et de la dislocation. Pour le comprendre il faut sortir des formes et se rapprocher des supports de papier. Qu’y voit-on ? Des séries de brûlures. Des points certes, mais moins des points que la patiente application à brûler la feuille sans la brûler intégralement. On imagine la tension visuelle d’une pareille opération, le corps terriblement concentré sur la pointe incandescente du pyrograveur, l’attention rivée à la bonne température pour obtenir tous les tons, des plus clairs aux plus sombres, et éviter en permanence la perforation du papier.
De cette entreprise, lancée en 2008, Laurent Pernel dit qu’elle procède d’un « acte de résistance ». Résistance à plusieurs sens : résistance à la destruction intégrale, manifestation qui la fige, maintien d’une forme concrète dans un processus de destruction. Mais résistance à quoi ? Sans doute à la conservation de la figure. Si, paradoxalement, la brûlure conserve, il faut s’interroger : tout acte de figuration est-il une manière de choisir un combat artistique ? Rester dans un territoire restreint — la brûlure —, lui donner une force intensive, à l’image de cette propagation du point dont le regard va circonscrire les bords. L’idée même de figuratif contient cette idée de la délimitation, du bord. Le figuratif est territoire. Mais que faire de sa frontière ? Dans chaque « dessin » les formes sont orphelines, l’espace concret s’évanouit dans le blanc du papier. Qu’est-il arrivé ? Dans quelles circonstances ? Ces questions banales autour de l’accident sont ici comme vidées. Car le point de résistance se heurte à la simple évidence que quelque chose est arrivé. Quant à l’histoire, elle est impossible à reconstituer, le temps et l’espace sont devenus l’obsession d’une pensée au combat entre forme et figure. Dans cette profonde solitude la cimaise n’est qu’un plan de contact qui permet la circulation de l’ensemble des « dessins » des dedans aux dehors, et la permutation des dimensions symboliques : la masse inerte du cerveau et de la météorite attend sa dispersion, son éclatement dans un mouvement du regard opéré dans l’espace ; l’organicité des entrailles des carcasses où irradient des pointes de rouges et l’intensité des noirs des taureaux ne présentent aucune rencontre objective mais un état des forces ; la diagonale de « dessins » de bombes est la suspension d’une pluie mortifère autant qu’un ban de poissons sans océan.
Chez Laurent Pernel, l’activité de brûleur est comme une tempête de feu retenue. Qu’est-ce qui s’organise dans ce chaos ? Que devient le territoire que l’acte met à l’épreuve ? Un état des choses comme une formule suspendue : « quelque chose ne va pas mais il faut continuer ». Burn out. Ce qui ne va pas appartient moins au règne de la nature qu’à celui de la culture : il n’y a aucun paysage, aucune fleur. Il ne s’agit pas d’un incendie. Ne peut être brûlé que ce qui est construit, ce qui contient en propre une physique de destruction hors de tout nature. La pratique conduit à mettre à l’épreuve la figure par la brûlure. L’acte n’est pas graphique, il est intimement physique, au sens littéral: inscription. Ces dessins sont des sculptures ! D’une physique à la limite de l’implosion qui conjugue ce qui reste à voir quand la forme est à la limite de sa disparition et de sa permanence : brûler le support / atteindre la figure. Comme autant de coups qui doivent conduire dans un marbre au lisse d’une sensualité organique, comme un burin suivant les veines dans le pierre, Laurent Pernel applique son pyrograveur sur les lignes de son empreinte digitale : Portrait de l’artiste en exécutant. Qu’est-ce qui reste quand l’énergie incroyablement concentrée a été vécue comme un combat face à la permanence d’une attaque ? Un creux à peine perceptible.
La culture si pleine de violence est ce passage nécessaire à une histoire naturelle de la destruction. L’artiste est celui qui n’y cède que dans le territoire de son propre combat pour maintenir non la vie des formes mais l’inscription d’un feu métaphorique. Mais ce feu peut aussi être réel : à force de résister c’est l’incapacité à se libérer qui est en jeu. C’est là une fatalité du tragique commun : pourquoi tant d’efforts à accomplir seulement pour résister ? La résistance c’est le maximum de forces dans le minimum d’effets.
Burn out n’est pas un titre choisi à la légère, et l’exposition semble être pour Laurent Pernel l’arrêt de cette pratique dans son travail. Façon de mettre définitivement la brûlure à l’extérieur de soi et signifier que le combat est la forme d’un effet tragique de l’existence.
Burn out — que reste-t-il quand on a tout consumé ? Une figure — l’acte de faire passer une réalité physique (tant de forces) dans une réalité visuelle (si peu d’effets).
Corinne Rondeau